Par Crom !
– Ma plus grande peur, c’est que mes fils ne me comprennent jamais. […] Qu’y a-t-il de mieux dans la vie ?
– L’immense steppe. Un rapide coursier. Un faucon à ton poing. Et le vent dans tes cheveux.
– Faux ! Conan ! Qu’y a-t-il de mieux dans la vie ?
– Écraser ses ennemis. Les voir mourir devant soi. Et entendre les lamentations de leurs femmes.
Conan, un jeu de Fred Henry, édité par Monolith, pour 2-5 joueurs
Un point d’histoire : 3 327 757 $ ! C’est sur ce chiffre de financement record que j’ouvre cette petite présentation/test tout à fait subjectif de Conan.
En effet, avant même de devenir un des succès du financement participatif, le jeu était déjà un phénomène avec des sujets à participation record sur les forums (Tric Trac en tête) et un engouement exceptionnel autour du print’n’play. Une poignée de fous furieux suivant, soutenant et promouvant son créateur à la personnalité bien trempée : créateur des Bâtisseurs, de Time Line mais aussi de Rush’n’Crush et d’Asteroyds, Fred Henry a imposé un nouveau rapport au public et à théorisé son implication sur Kickstarter. Il n’est quand même pas fréquent d’entendre un éditeur cité Lordon dans ses influences directes…
L’euphorie du crowdfunding passée, l’année d’attente du jeu constitue une douche froide pour certains qui découvrent avec effroi qu’un projet est toujours parsemé d’imprévus. L’équipe de la nouvelle boîte spécialisée dans le financement participatif, Monolith, l’apprend à ses dépens aussi. Mais au final après une campagne rock’n’roll et un après-campagne en forme de gueule de bois, les boîtes sont chez nous. Alors Conan, c’est le nouveau Heroquest ou c’est de la poudre aux yeux ?
Un jeu pour ruiner la production de pétrole ?
Parce que Fred Henry insiste : son jeu, ce n’est pas un tas de figurines mais bien, avant tout, un gameplay destiné à faire vivre des aventures. Dans la boîte de base, on trouve un peu plus d’une soixantaine de figurines de très grande qualité (à sous-coucher pour que la finesse de la sculpture ressorte), taillées par les plus grands noms dans le domaine, des fiches de personnage, un livre de Skelos (voir ci-dessous), plein de jetons, des dés spéciaux (jaune/orange/rouge), des cartes, un livret de règles, un de scénarios et deux plateaux de jeu doubles-faces. La boîte est hyper lourde, solide et l’illustration de couverture signée Adrian Smith donne envie de se jeter dans la mêlée, sabre au clair. Pas de déception à l’ouverture, c’est vraiment classe !
Alors dés en main, ça donne quoi ? Première phase : lecture des règles. Et première polémique.
Personnellement, je n’ai eu aucun problème à prendre le jeu en main avec les règles fournies. Quelques détails peuvent s’avérer imprécis (disons que si on tient à jouer « tournoi international du monde de la galaxie de l’univers », quelques phrases sont soumises à interprétation) et ça—la communauté bruyante des accros du crowdfunding ludique—se met à hurler. Les règles ne seraient juste pas compréhensibles. Mouais. En fait, le fondement même du jeu est mal compris par certains qui pensaient tomber sur un Descent V2 ou sur un jeu de stratégie : ce n’est pas le propos.
On est là pour vivre les aventures du cimmérien et chaque scénario est l’occasion d’un renouvellement du gameplay. Certains points sont laissés à l’appréciation des joueurs.
Du coup Monolith se fend d’une V2 des règles, qui met cette fois tout le monde d’accord. Si vous achetez le jeu, tant qu’à faire, vérifiez qu’il y a bien la V2 ou commandez-la chez l’éditeur (le prix du timbre) : elle balaie effectivement les quelques interrogations et surtout ça fait un joli livret illustré…
Donc les règles sont très simples en réalité et à part une ou deux interrogations sur les compétences, on y revient pas en cours de partie.
Un barbare qui roule des mécaniques
Le principe est le suivant : un joueur est l’overlord, les autres sont les héros. Chaque scénario détaille une aventure de Conan et de ses potes. Il y a toujours un objectif à atteindre qui va au-delà de l’élimination de l’adversaire. Un des intérêts est que l’overlord n’est pas un pousseur de pion, comme il peut l’être dans un Space Hulk. Il a ses propres objectifs et le gameplay asymétrique fait de la place de l’overlord une toute autre expérience, tout aussi intéressante que celle des héros.
Les personnages sont définis par une série de compétences et vont agir grâce à un « pool d’énergie » symbolisé par des gemmes. Ils disposent d’un mouvement (plus ou moins étendu : le voleur se déplacera plus vite que le barbare en armure) et d’une attaque, dans l’ordre qu’ils veulent : une fois ces deux actions non-sécables—si on interrompt son mouvement, le reliquat est perdu—réalisées, le joueur peut choisir de s’arrêter ou de dépenser des « gemmes d’énergie» qui vont lui permettre d’avancer plus, de réaliser des actions sur le terrain (défoncer des portes, sauter, ramasser un objet, …). Au-delà de ça les gemmes permettent aux joueurs de relancer un jet de dé foireux et de doser sa force en combat, autorisant le choix, en cours de combat, de frapper plusieurs fois de façon contenue ou de faire juste une attaque mais très brutale. La gestion des gemmes est le cœur du jeu puisqu’elles représentent aussi les points de vie. Elles sont soit disponibles, soit en zone de fatigue (épuisées), soit en blessure (défaussée et ne reviendront pas en jeu). Chaque tour, on regagne un nombre fixe de gemmes, il est alors possible de choisir de se reposer (ne rien faire) et d’en regagner un peu plus. Le pool est fixe et il n’est pas possible d’en gagner plus que ce qu’on avait au départ. C’est un principe de circulation qui est utilisé. Lorsque toutes les gemmes sont en blessure, le personnage est mort et sa figurine écartée du plateau.
L’un des gros points forts du jeu est l’aspect coopératif très important. À la manière des premières versions de donj’, les capacités des héros sont, sur la plupart des scénarios, complémentaires. Conan est généralement le « tank » (baston!) et il va être secondé par des voleurs, des princesses, des sorciers et des mercenaires, qui apporteront une note stratégique même si au final, si seul le voleur peut crocheter, Conan peut défoncer !
Le hasard est présent par les jets de dés fréquents, mais est maîtrisé par un certain nombre de facteurs : le plus simple est l’équipement qui permet d’apporter des bonus bienvenus, le deuxième est la possibilité de relancer ses dés grâce à la dépense de gemmes et enfin le troisième, la façon dont le tour s’organise. En effet dans Conan, point de pion pour le premier joueur ou de circulation dans le sens horaire : on joue tant qu’on veut dans l’ordre décidé par les joueurs, collectivement et limité par les gemmes disponibles. Ce simple point oblige en quelque sorte les joueurs à dialoguer en permanence et à tenter d’articuler leurs manœuvres de façon efficace face à la menace de l’ennemi.
Parce que l’overlord, qui joue donc seul contre tous, dispose lui aussi de gemmes d’énergie qu’il va dépenser pour activer les troupes que le scénario lui a confiées. Sorcier stygien, démon des marais ou pirates, l’overlord dispose d’une batterie de méchancetés à lancer sur les héros parfaitement canon dans l’univers de Howard (Patrice Louinet veille au grain*) . Il dispose d’un livre de Skelos, une tablette sur laquelle sont disposées les différentes troupes du scénario, symbolisées par des tuiles portant leurs caractéristiques. À chaque tour, il pourra activer 0, 1 ou 2 des tuiles de la « rivière »(nom donné à l’espace dédié sur la tablette) : chacune représente un adversaire ou un groupe d’ennemis à disposition de l’overlord. Elles sont placées côte-à-côte, successivement, sur l’espace du bas de la tablette. Pour chaque emplacement de carte, il y a un coût associé. Pour activer un adversaire, l’overlord doit dépenser le nombre de gemmes correspondant à ce coût. L’astuce est qu’à chaque utilisation la troupe redescend dans la « rivière », tout au bout. Et comme le coût d’activation est croissant et reste, lui, fixe sur la tablette, on comprend toute l’ingéniosité du gameplay : le sorcier qui était en haut de la rivière, à l’emplacement qui coûte 1, redescendra la rivière jusqu’au dernier emplacement qui coûtera, en fonction du scénario, souvent entre 6 et 8 gemmes, devenant quasiment impossible à réactiver immédiatement. Et celui qui était tout au bout coûte désormais une gemme de moins. Ce subtil jeu de remplacement très difficile à expliquer mais très simple à mettre en œuvre, est vraiment la pierre angulaire du gameplay de l’overlord. Les gemmes lui servent aussi à défendre ses troupes et à relancer, comme les héros.
Le rôle d’overlord est vraiment très intéressant et les sensations très différentes de celles des héros. Le système du jeu est vraiment simple, même si il n’est pas évident à décrire en quelques phrases, il est parfaitement intuitif une fois les dés en main.
À consommer sur place ou à emporter ?
Le jeu de base propose une dizaine de scénarios qui sont rejouables à l’infini. Mais bien évidemment, Kickstarter oblige, le jeu devient colossal quand on regarde ce qui est proposé.
Pour commencer la boîte de bonus kickstarter est juste énorme et double, et même un peu plus, le matos ludique disponible. Un plateau, des figs, des sorts, des cartes d’objets… C’est la profusion. Pour en tirer profit, il faut se rendre sur le site de Monolith, le forum the overlord est très actif et ses membres extrêmement prolixes. Les scénarios utilisant le matériel sont disponibles gratuitement, officiels comme fans made. Monolith a même financé la production de versions papier des scénarios dans des opus distribués gratuitement, les Compendiums 1 et 2.
Trois « grosses » extensions sont sorties : Nordheim, Kithai et Stygie. Chacune a été confiée à une équipe différente et propose une nouvelle approche du jeu.
Avec Nordheim (Croc et Sippik, pas la peine de présenter ici je pense), on est dans le légendaire, La fille du géant de gel, tout ça : ça bastonne contre les loups et les corbeaux accompagné de héros lookés comme des zikos de black metal. Très bon, très bourrin. Et froid, aussi.
Kithai détaille une région qu’on ne connaît pas vraiment en fait et qui se fait l’écho de l’Asie dans le monde de Howard. Là, c’est plutôt infiltration et athlétisme par Bauza et Maublanc (Naheulbeuk, 7 wonders, Takenoko, Tokaido,…). C’est réussi avec une map originale : une tour qu’on peut grimper par l’extérieur, sur 4 niveaux. Les scénarios exploitent le matériel et sont beaucoup moins bourrins (ça reste ambiance sword and sorcery, hein) que Nordheim. En contrepartie, beaucoup plus de règles spéciales.
Enfin Stygie et son cortège de sorciers malsains et de morts-vivants, par Bruno Cathala (que je ne vous ferai pas le déshonneur de vous présenter) est un cocktail lytique parfaitement équilibré pour ce que j’en ai testé—trois scénarios—et obligeant vraiment les joueurs à une bonne synchronisation. Les sorciers et leurs créatures sont puissants, le danger permanent et les scénarios truffés de référence aux écrits de Howard.
Le reste de la gamme se composent de boîtes de figurines (à utiliser avec les scénars disponibles sur le site de Monolith), dispensables dans la mesure où on peut facilement les proxifier (utiliser une autre figurine) avec ce qu’il y a dans la boîte de base, de décors en plastique (le pack n’est pas parfaitement calculé et il peut arriver, si vous n’avez pas la version KS, qu’il faille quand même utiliser des jetons) et surtout, derniers mais pas les moindres, des livres de campagne.
Apparemment écrit dans la douleur pour le premier, le second présentant la première extension « après KS », ces deux livres sont premièrement magnifiques : papier glacé épais, hardback, reliure tissu, titre imprimé à chaud sur le dos toilé, intégralement couleurs, avec illustrations pleine page de Adrian Smith et d’autres pointures ainsi que des photos des figurines peintes par Grandbarbe… Monolith s’est pas foutu de nous sur l’édition. La légende du diable d’Airain et Le livre de Seth contiennent donc des campagnes et tout ce qu’il faut pour les jouer. Il s’agit d’enchaînements de scénarios dont les issues déterminent la suite. Un système d’expérience apparaît et la gestion des objets est revue. On ne va pas gâcher le contenu ici mais il y a des dizaines d’heures de jeu sur ces deux campagnes qui mettent le matos sorti à l’honneur et propose une nouvelle expérience de jeu. On se rapproche de la campagne de jeu de rôle : même si l’ensemble reste très mécanique, les différentes issues apportent une certaine rejouabilité et surtout une cohérence narrative, forcément moins importante sur les « one shot ».
Encore une fois, si le système vous plaît, c’est très bon et très qualitatif sur tous les plans. Cerise sur le gâteau, non content de servir d’artbook, Le livre de Seth sert aussi de guide peinture (très pédagogique, point par point, vous n’aurez pas le talent tout de suite, mais vous aurez un bon prof, ce qui est déjà pas mal).
Ouais bon, mais c’est bien ?
Pour résumer sur la gamme, et de mon point de vue très personnel que je partage avec moi-même : la boîte de base vous fera passer de très bons moments dans l’univers du barbare le plus connu mais si vous voulez compléter et agrandir un peu votre terrain de jeu, outre les deux indispensables compendiums créés par la communauté de fans et gratuits, les deux livres de campagne représentent un très bon rapport qualité/prix en proposant une toute nouvelle façon de jouer, sans nécessiter un espace de stockage repensé dans votre maison. Si vous accrochez méchamment, la boîte « KS » est indéniablement un gros plus pour jouer les scénarios disponibles sur le site et le forum de Monolith. Elle se trouve assez bien d’occasion, souvent avec la boîte de base, pour un prix proche ou inférieur au KS.
Enfin si vous êtes passionné par Howard ou complètement sous le charme du jeu et que vous voulez explorer de nouvelles terres et de nouveaux gameplay, Nordheim/Stygie/Khitai sont des extensions parfaitement recommandables. Si je ne les cite qu’en dernier, c’est que les prix sont un peu plus élevés et il faut compter une cinquantaine d’euros par extension.
Pour finir les différentes itérations de Conan et les boîtes de figs sont là pour vous faire plaisir, on peut trouver assez facilement les fiches des héros et les tuiles des méchants sur le forum the overlord. Le reste est parfaitement dispensable et ne dépend que de vos goûts et de votre budget : on trouve des mousses de rangement, des décors 3D ou encore des tapis reproduisant les maps pour un meilleur confort de jeu.
La gamme s’est donc enrichie progressivement et l’attente n’aura pas été vaine : le jeu est bel et bien le projet pharaonique qui nous a été vendu et rempli, à mon goût toujours, parfaitement le cahier des charges. Il propose un Heroquest du XXIème siècle simple mais au gameplay bien pensé, qui permet de jouer à l’ère hyborienne les aventures pleines de sang, de sacrifices et de magies impies des créations de Howard. Les parties durent entre une demi heure et une heure et demi et sont intenses, tendues et… Fun !
Il s’agit pour moi d’une réussite sur toute la ligne, je parle du jeu, pas de son modèle économique ni de la gestion de la production qui était une découverte pour l’équipe, et je le recommande chaudement à tout ceux qui aimeraient avoir un jeu de plateau très typé jeu de rôle, tout en étant appuyé sur des pures mécanismes de jeu de plateau. Alors certains scénarios sont plus réussis que d’autres, certains personnages ou certaines équipes sont plus efficaces et il faut parfois ajuster un point ou un autre pour rester cohérent en cours de partie : en somme rien que du très classique dans l’améritrash**. Si vous voulez des horloges, Agricola ou T’zolkin sont disponibles. Z’êtes prévenus dans ceux-là le scénario est toujours le même.
La suite et le Joker
Pour l’avenir, nous savons qu’un nouveau KS se prépare pour 2019 concernant Conan. Monolith a prouvé avec Le livre de Seth et Mythic Battles : Pantheon qu’ils étaient désormais rodés aux différentes étapes de production et le site se remplit chaque jour un peu plus de contenu (nouveaux perso, scénars, modes de jeu expérimentaux ou cross avec Mythic Battles). Le suivi est assuré et quand bien même : le jeu livré est à mon sens un indémodable, au même titre que Heroquest qui se joue encore, 30 ans après.
Pour finir, un petit coup de pub pour le tout nouveau projet de Monolith qui n’est autre que Batman : Gotham chronicles (qui en est déjà à plus de trois millions de dollars quand j’écris ces lignes). Le jeu reprend exactement le système de Conan dont certains points ont été améliorés (gestion des lignes de vue et de la saturation des cases surtout) et le transpose dans l’univers du chevalier noir. Un nouveau mode fait son apparition, overlord contre overlord, ce qui ajoute au jeu une touche « escarmouche » bienvenue. La campagne est exemplaire en tout point et si cet univers vous chatouille plus que celui de Conan, n’hésitez pas, tout ce que j’ai dit sur son prédécesseur s’applique aussi à Batman !
*Patrice Louinet est biographe, traducteur et tout simplement spécialiste de Howard. Il a mené la nouvelle traduction pour Bragelonne de son œuvre et a collaboré pour maintenir le jeu de Monolith au plus près de l’œuvre originale, plutôt que la bande dessinée ou le film (oui, il n’y en a qu’un… Si!).
**Améritrash est un terme inventé pour classifier les jeux « à l’américaine » avec un scénario, des cartes et des dés, donc du hasard et une importance accrue accordé à l’ambiance du jeu comparativement au jeu « à l’allemande » dans lesquels seuls compteraient les mécanismes, la fluidité et les possibilités mathématiques du gameplay.
[…] Je viens de publier un nouvel article sur anythingtoday.net, au sujet de Conan par Monolith. Si vous voulez en savoir plus sur ce jeu hors-normes qui a fait couler de l’encre (même Le Monde y a consacré quelques lignes !), c’est ici que ça se passe. […]