L’équilibre, un truc à se casser la gueule.

Durant mes pérégrinations weboludiques, sur les forums et les groupes de discussion liés au jeux de rôle, je lis énormément de critiques de jeux. Pour faire le tri, pour en trouver de nouveaux. Un argument revient régulièrement : « pas terrible parce que pas assez ÉQUI-LI-BRÉ »… Normalement arrivé à ce point de l’article, je ferme la page et je peste.
Ouais, que je puisse faire l’otarie de démonstration avec un bouquin ou une boîte qui tient parfaitement sur le bout de mon nez, j’ai du mal à percevoir en quoi ça fait un bon jeu.

otarie en équilibre
C’est ça un bon rôliste ?!

Donjon ou la matrice wargamistique

Un petit détour par notre culture ancestrale : les premiers-nés des jeux de rôle sont issus du wargame, avec la volonté de raconter une histoire qui va au-delà de la simple victoire d’un camp sur un autre. Qu’est ce qui distingue le wargame d’un jeu de dame ? La complémentarité des unités. Si elles ont toutes rigoureusement les mêmes statistiques, le jeu de guerre avec ou sans figurines perd tout son intérêt. Pour créer un contexte favorable à l’élaboration d’une stratégie et recréer ce qui se passe sur un champ de bataille, avec ses unités hyper spécialisées, les créateurs de système ont donc introduit des forces et des faiblesses propres à chaque protagoniste.

Pour en arriver au jeu de rôle, il a fallu individualiser les unités, extraire de la masse une figurine et ne plus s’intéresser qu’à elle seule. Logiquement les vieux réflexes des designers sont restés : chaque personnage aura une spécialisation, un domaine qui le définit, dans lequel il est meilleur que les autres. Par un effet mécanique, on obtient donc aussi l’affaiblissement de ce qui n’est pas dans son champ.

Et ça tombait bien en terme de jeu, donnant un sens à la réunion improbable d’érudits, d’obsédés de la tarte aux pommes, de prêtres fanatiques et de barbares tout juste descendus de leur montagne. Dans les premiers jeux de rôle, disons Donjons et Dragons ou Tunnels and Trolls, la complémentarité est une condition sine qua non de la réussite du groupe et simplement de sa survie. Les pionniers faisaient encore la part belle à la phase stratégique du jeu et au respect de la règle comme garante de l’équité. L’équilibre entre les personnages, une notion inutile : c’est le groupe qui garantissait le succès et les dispositions individuelles n’avaient de sens qu’au sein de celui-ci. Dit autrement : on s’en tresse la cotte de mailles que le mage n’ait que 4 points de vie, ou que le voleur soit incapable de se défendre, il y a un guerrier et un nain pour ça dans l’équipe. Par contre, il faut voir à rester groupé, quel que soit le rôle, si on ne veut pas se faire surprendre par un sort (détection de la magie), un chausse-trappe (détection des pièges), un mort-vivant (vade retro) ou classiquement un gobelin (toutes armes et armures autorisées)*. C’est la conception du « module » qui garantissait l’absolu nécessité de chacun dans le groupe. À ce moment de l’histoire du jeu de rôle, le plaisir venait en premier lieu de la progression du groupe et dans un second temps de la geste individuelle des héros.

Quand le roleplay va tout va

En évoluant le roi des jeux de société a commencé à mettre en avant la personnalité des héros. Toujours définis par une profession, une classe, une race ou une occupation, les personnages ont commencé à prendre le large par rapport à leurs archétypes. Techniquement, les choses ont peu évolué mais la diversification des univers proposés et l’interprétation de chacun de ce qu’était le jeu de rôle l’ont fait s’éloigner de ses origines. Rapidement les joueurs ne jouaient plus « un magicien » mais « Trahidir, le sorcier rouge », plus un simple élément technique d’un groupe exclusivement fonctionnel mais une personnalité qui pouvait parfois agir à contre-courant de son stéréotype, avoir des ambitions allant au-delà de sortir vivant du donjon avec le plus de pièces d’or possible.

L’individualité des personnages et le développement de leur caractère a permis au jeu d’évoluer en intégrant des éléments de théâtre improvisé qui ne disent pas leur nom. Les intrigues peuvent être moins simplistes et le plaisir du jeu en groupe se renforce alors de celui d’accomplir les ambitions personnelles de l’aventurier qu’on incarne. Jouer et vivre le personnage devient l’intérêt essentiel de la partie.

Les Runequest, Appel de Cthulhu, Maléfices, Rêves de dragon, s’ils sont très différents les uns des autres, ouvrent tous de nouvelles portes. Il peut arriver qu’une partie se déroule sans le moindre jet de dé. Il est admis que ce ne sont pas les chiffres qui rendent un personnage intéressant, même si la recherche de puissance et de gloire reste une motivation importante pour beaucoup de joueurs. Il est naturel et accepté comme évident pour la plupart que jouer une bibliothécaire binoclarde peut procurer autant d’émotion et se montrer aussi intéressant que jouer un stéréotype de militaire exagérément musclé et rompu à tous les arts martiaux.

La résolution d’une intrigue et le déroulement des investigations prennent progressivement le pas sur la quête de l’enrichissement. La complémentarité du groupe n’est plus une obligation indépassable. Se côtoient alors deux grandes tendances : ceux qui continuent de jouer à l’ancienne, qui préfèrent crawler du dungeon à la recherche d’x.p. et de p.o. et ceux qui mettent toute leur ardeur à vivre des aventures romanesques, à incarner le plus fidèlement la personnalité de leur alter ego ludique.

La question de savoir si tous les joueurs ont des possibilités arithmétiques parfaitement égalitaires ne se pose pas. Il y a bien quelques récriminations, notamment chez les plus jeunes joueurs, mais il est admis pour tous que ce qui compte au final c’est l’Aventure, oui avec un grand A. L’exploration de sous-sols malsains demandent certes plus d’égalité que l’enquête subtile dans un contexte réaliste de fin du XIXè siècle européen mais personne ne ronchonne vraiment devant la faiblesse d’un magicien niveau 1 – c’est juste beaucoup plus difficile — ou la puissance du même magicien une dizaine de niveaux plus tard. En fait la question d’un « équilibre » ne se pose pas réellement.

La critique, média à ma place pour voir si j’y suis

C’est à cette période que naît vraiment la critique, qui a un peu de recul et beaucoup de points de comparaison. En France on lit, dans Casus Belli, Dragon Radieux ou Chroniques d’Outre-monde des bancs d’essai de jeux qui argumentent sur leur façon de voir un titre, sur sa mécanique, la qualité de sa rédaction, de sa présentation, etc. Le bond en avant qualitatif est évident et ne cessera plus vraiment. Le jeu de rôle, le livre, est désormais lu par des gens qui n’y joueront jamais. Juste le plaisir de la lecture et du bel objet. Maintenant qu’il y a des médias spécialisés et des journalistes qui fouillent professionnellement les entrailles des créations qui nous occupent, commence à apparaître une analyse profonde des subtilités mécaniques qui cherchent à aller (beaucoup) plus loin que le « ça se joue avec un D20, j’aime pas ». On commence à parler de jeu équilibré, ce qui signifie le plus souvent que le système de résolution est suffisamment bien pensé pour que les actions ne soient pas impossibles un coup, et quasiment automatiques de l’autre mais aussi que les rôles sont globalement intéressants à jouer.
Tout est bien en place quand débarque le jeu vidéo « de masse ».

Quand on passe du nerd au geek

Un “video-gamer” comme dirait Fab’s.

Il arrive en utilisant, en reprenant et en détournant certains mécanismes du jeu de rôle quand il n’est pas tout simplement étiqueté RPG. Je ne vais pas m’appesantir sur les différentes chapelles vidéoludiques, ce n’est pas le propos. Les générations de rôlistes qui arrivent désormais ont bien souvent commencé avec des versions personal computer ou consoles de notre hobby. On va faire un petit « avance rapide » pour arriver après l’an 2000, le bug et la comète de Paco.
Les « nouveaux » joueurs découvrent souvent le jeu de rôle sur table grâce à (ou à cause de…) internet. Le profil-type, pour se la jouer management ‘ricain, joue aux jeux vidéo, regarde les émissions de son blogueur préféré et découvre qu’il existe une version socialisé et socialisante de son loisir. Ce qu’il va chercher, ce monstrueux djeunz, c’est bien souvent à retrouver l’ambiance des vidéos qu’il a vues et/ou des jeux vidéo auxquels il a joué. Il n’a pas tellement l’habitude qu’un problème lui résiste plus d’un quart d’heure et le concept de mort du personnage s’accompagne plus ou moins consciemment de la possibilité de recharger la partie ; les blessures se soignant à coup d’items surpuissants ou simplement en patientant quelques secondes dans un coin.

Les game designers actuels travaillent donc énormément à satisfaire ce penchant et à éviter à tout prix la punition ultime. Des jeux comme Fantasycraft proposent carrément des systèmes de respawn (réapparition) issus tout droit des jeux vidéos.

L’autre concept issu du RPG en ligne, c’est l’équilibre. Dans le online gaming on se fritte entre joueurs, voire entre équipes de joueurs. Comme il n’est pas envisageable de perdre Kevin comme client et qu’il ne serait à l’évidence pas intéressant qu’un personnage puisse déboulonner les autres systématiquement du simple fait de sa classe dans un domaine parfois compétitif, le gros travail des designers c’est de faire en sorte que chacun ait une utilité fonctionnelle—et non pas fictionnelle–et autant d’opportunité de participer que les autres.

Fictions fictives et frictions fictionnelles

Ce qui est difficile à faire sentir à ces récents joueurs, c’est que le jeu de rôle sur table n’a de mécanique que son système de résolution, l’essentiel étant narratif et créatif. Un joueur m’a dit une fois, Fab’s pourrait en témoigner, que ce qui le dérangeait dans le jeu de rôle sur table par rapport au jeu vidéo, c’est qu’on était moins libre… Si j’ai entendu mon coeur se fendre en deux et que la rupture d’anévrisme n’était pas bien loin, je crois avoir compris ce qu’il voulait dire : en fait dans un jeu vidéo, si tu tues ton voisin pour voir ce qu’il se passe, il n’y aura d’autres conséquences pour le joueur que de recharger sa partie. Sur table, il va falloir assumer son choix jusqu’au bout et si les flics débarquent, que ce voisin était détenteur d’un indice important ou qu’il était armé et tue le personnage sans qu’il s’y attende, il n’y aura pas d’échappatoire. Pour ce joueur, le fait de devoir assumer ses actes dans le jeu et se conformer à la logique du monde était vécu comme une restriction dans les possibilités.

Les gens qui ont travaillé sur le système de DD3/3.5/Pathfinder ont parfaitement compris ce principe qui est fondamentalement une expression de l’égotisme des gamers qui viennent du jeux vidéo. Je dois être au centre de cet univers, la cohérence du monde dans lequel j’évolue à moins d’importance que l’expression de moi¹. Petit à petit s’instille l’idée qu’il ne faudrait pas frustrer le joueur, que ça n’aurait rien de ludique. Les premiers systèmes de création de personnage étaient parfaitement aléatoires, il fallait composer avec ce qu’on avait. Au fil des ans, les jeux de rôle ont donné de moins en moins de place au hasard pour faire place à des systèmes « à points », gommant ainsi les effets jugés indésirables du jet de dés. Et les classes de D&D (exemple le plus probant) de devenir tellement personnalisables, tellement ouvertes, qu’elles perdent totalement leur complémentarité au profit de customisations qui n’ont plus vraiment de sens. En fait ces possibilités et ces options finissent par faire oublier que deux guerriers parfaitement identiques statistiquement joués simultanément par deux joueurs très différents ne seront pas les mêmes. Que la fiche de personnage est un support pour s’immiscer dans un monde parfaitement imaginaire, qui vit même sans les personnages et dont l’essentiel de l’intérêt est justement de permettre de s’y immerger en en respectant la cohérence.

« Qui c’est qui veut jouer Jar Jar ? »

C’est bien la question du transport qui est centrale dans le jeu de rôle. Vivre et faire vivre un monde, y participer. Dans un jeu comme Buffy vampire slayer, le « déséquilibre » est partie du gameplay et sert à émuler la place centrale de « la tueuse » (qui est censée être unique dans le monde) dans la chasse au vampires. Bien que les joueurs qui ne sont pas « la tueuse » ne disposent pas du dixième de ses capacités, ils sont indispensables à la progression de l’intrigue et on retrouve, de façon tout à fait différente que dans D&D basic il est vrai, la notion de groupe qui prime sur l’excellence individuelle. Sur une campagne de Deadlands que je masterise depuis quelques années, il y a un déterré à l’origine d’une secte influente dans tous les États-Unis et la Confédération qui dispose de l’ultime essence des créatures les plus badass qui soient sans que ça ne gêne aucun joueur dans le groupe : à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice à sa façon. L’intérêt ne vient pas de la puissance du personnage mais bel et bien des interactions qu’ils ont au sein du groupe et leur façon d’interagir avec ce qui les entoure, de vivre leurs aventures, épiques ou anodines.

Buffy, the Vampire slayer
Dans Buffy, the Vampire slayer, tous les personnages ne se valent pas, mais la force de la série se trouve justement là…

Quel que soit le rôle, c’est le dépaysement et l’incarnation d’un autre soi qui constitue l’essence du jeu de rôle, pas la capacité à marrave la gueule du joueur d’à côté. Fate ou Apocalypse world proposent des systèmes dans lesquels la question ne se pose pas : le seul équilibre qui intéresse ces jeux est celui du temps de parole.

En conclusion : t’es un gros réac’…

Pour qu’on se comprenne bien, je ne dis pas qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de jouer, simplement qu’il me semble que la critique qui consiste à trouver un jeu bon ou mauvais en fonction de « l’équilibre » qui peut exister entre les données statistiques passe juste à côté de ce qu’est le jeu de rôle. Même en appréciant le dungeon crawling tel qu’il se pratique aujourd’hui, le besoin d’équilibre entre les personnages me semble assez symptomatique de jeux qui oublient qu’ils sont coopératifs.

Lire à plusieurs reprises que Deadlands (encore et toujours, keureuaveclesmains) est un mauvais système parce qu’il n’est pas équilibré me hérisse le Stetson et la coiffe de plume. Reloaded est bien plus « équilibré », mais c’est justement le reproche que nous sommes nombreux à lui adresser. Il perd dans l’équilibre une bonne partie de son charme, à mon goût. Plus équilibré peut-être mais certainement pas meilleur. Juste différent.

Ce qui distingue le jeu de rôle des autres jeux de société, et ce qui à mon sens en constitue l’essence, c’est donc bien l’immersion en terra incognita dans la peau de ce que je ne suis pas. Anormalement faible ou surnaturellement puissant, la question n’est finalement pas très intéressante : jouer Le Hibou ou Dr. Manhattan, un hobbit qui n’a d’autre talent que la conception d’une nouvelle recette de tarte aux pommes ou un mage quasiment divin présente dans tous les cas des opportunités de jeu passionnantes et donne du carburant à notre imagination. C’est bien l’exercice de notre créativité qui est la source du plaisir du jeu de rôle, bien au-delà des considérations techniques et mécaniques ; la règle ne devrait exister que pour favoriser cette magie de la création collective basée sur des représentations finalement individuelles.

Par pitié, laissez exister le déséquilibre dans le jeu ! Laisser vivre nos vieux clochards de Nadsokor, nos gnomes de AD&D et nos muletiers de Warhammer !

*Référence aux classes de personnages de Donjons et Dragons : magicien, voleur, clerc et guerrier.
1. Contrairement à ce qu’il pourrait paraître, aucun jugement de valeur, c’est bien la performance individuelle qui est recherchée même au sein des guildes et groupes.

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